La formule, que nous empruntons à Balzac («Lire c’est peut-être créer à deux»), évoque la coopération du lecteur dans l’acte littéraire. Analyse et explications à travers les ouvrages d’Hervé Tullet.
Que serait une œuvre sans lecteur ? À l’heure où les recherches sur la subjectivité dans la lecture abondent et tentent de faire évoluer l’enseignement du littéraire du cycle 3 à l’université, il est intéressant de se demander comment développer une véritable identité lectrice dès les débuts de la lecture, quand elle est encore offerte par les adultes.
Comprendre et interpréter en même temps
Depuis la publication des programmes 2002, la littérature s’impose peu à peu dans les classes comme un point de passage obligé pour l’éducation de l’élève-citoyen. Les recherches dans le domaine de la réception des œuvres ont démontré qu’il fallait s’intéresser à la manière dont le lecteur perçoit le texte (en fonction du contexte dans lequel il lit, de sa culture, de sa capacité à l’investir pour coopérer à son interprétation et en déjouer les blancs). Un bon lecteur est donc quelqu’un qui parvient à investir le texte et à combler les non-dits programmés ou non par l’auteur. Longtemps, on a pensé que cet apprentissage était réservé au second degré. Aujourd’hui, depuis les publications dirigées par Catherine Tauveron à l’INRP et les recherches sur le sujet-lecteur, on sait qu’il faut apprendre à interpréter en même temps que l’on apprend à comprendre le texte, sinon de nombreuses œuvres resteront obscures pour les élèves, y compris au lycée. Par ailleurs, c’est dans cette double action (du lecteur qui se laisse emporter mais aussi qui prend de la distance) que se construit le plaisir de lire
Lire c’est agir
L’expression d’une certaine subjectivité, souvent récusée à l’école parce qu’elle risque parfois de conduire à des erreurs de compréhension, est indispensable pour former un lecteur chercheur de sens. L’apprentissage de la lecture littéraire est donc le double apprentissage des droits et des devoirs du lecteur. Il s’agit aussi de faire prendre conscience à l’enfant que le livre l’invite à créer. Les ouvrages d’Hervé Tullet sont un formidable moyen pour commencer à construire ces apprentissages métacognitifs tout en accueillant le livre avec plaisir.
Tutoyer le lecteur
Dans les créations de cet auteur-illustrateur, le lecteur est omniprésent, car le narrateur – qui ne se dévoile jamais tout à fait, sauf peut-être quand il s’agit de Turlututu dans le magazine Tralalire1 – tutoie le lecteur potentiel. C’est une véritable invitation à l’interactivité qui est ainsi développée. L’enfant se sent alors totalement pris en compte dans l’écoute du texte et entre spontanément dans le jeu auquel le convie la narration. Les expériences conduites l’an dernier par les stagiaires de l’IUFM de Valence à partir de la lecture de Turlututu ont montré
combien Hervé Tullet enrôle son lecteur et l’invite à le suivre dans l’univers fictionnel qu’il développe.
Créer la capacité à anticiper le récit
Mais Hervé Tullet ne s’arrête pas là. Il invite l’enfant à agir sur le livre, l’aidant à anticiper sur ce qui se passe d’une page à l’autre, comme dans Un livre par exemple :
« Appuie sur ce rond jaune et tourne la page. »
« Bien ! Et maintenant appuie sur ce rond jaune encore une fois… ».
Au fur et à mesure qu’il tourne les pages, il découvre l’action réalisée et entre dans le jeu. Chaque verbe amène un changement d’état de l’image (appuie et clique pour ajouter / frotter pour changer la couleur, etc.). L’enfant s’approprie très vite le jeu et prédit ainsi l’effet que va produire l’injonction. Il entre, comme Alice, de l’autre côté du miroir, guidé par des petites phrases à sa portée. La capacité à anticiper le récit est une compétence de lecteur qui s’entraîne. Souvent, on la travaille en faisant imaginer des suites, observer la couverture de l’œuvre alors que les enfants n’ont pas les savoirs nécessaires pour réaliser des hypothèses. Dans ce type d’ouvrage, l’anticipation est inhérente à la fiction elle-même. Ce sont des livres qui n’existent que par l’interaction œuvre-lecteur.
Le coloriage ou l’intervention du lecteur sur le livre
Une autre entrée à l’interaction proposée par Hervé Tullet est le coloriage, gribouillage qui permet de donner une matérialité à l’intervention du lecteur sur le livre. Du livre de coloriages à Batailles de couleur en passant par À toi de gribouiller, ces ouvrages invitent l’enfant à écrire sur les espaces du livre en suivant les lignes tracées ou les conseils donnés par le narrateur. Arrêtons-nous un instant sur le dernier-né, Batailles de couleur (Bayard Jeunesse, 2010). Cette œuvre est intéressante pour plusieurs raisons : le narrateur énonce des règles de départ, installe des temps dans le combat, l’organise, permet à l’enfant de prendre de la distance pour évaluer. L’œuvre se clôt comme toute bataille. Un vrai récit en somme : un début, des péripéties, une fin. Les coloriages ne sont donc pas aléatoires mais guidés. L’enfant doit faire des choix (« Qui va gagner ? » « Efface les jaunes… »), suivre les indications du narrateur (« Vas-y ! Ces robots-là sont faits pour donner des coups vraiment très forts !!! ») et les interpréter pour savoir, par exemple ici, comment il peut dessiner les coups vraiment très forts. Il doit manipuler, observer les traces qu’il laisse, choisir ses outils, voire justifier son choix. L’ouvrage est conçu de manière à ce que certaines de ses actions soient visibles parce que délibérément programmées par l’auteur (« Avec ton feutre noir efface tous les symboles de la page »)… La magie s’opère sous le crayon de l’enfant qui comprend le texte.
Bataille d’encre et de papier
Mais est-ce bien de la littérature me direz-vous ? Ce sont des livres mais peut-on les prendre au sérieux ? En y regardant de près, on voit surgir de nombreux combats (chevaliers / monstres / homme de l’espace / fourmis / ronces) « des héros fort peu héros »2 qui ont peuplé nos grands livres. Si nous devions ne retenir qu’un seul tissage, ce serait celui du poète et peintre Henri Michaux qui écrit dans « Mes occupations3 » : « « Je peux rarement voir quelqu’un sans le battre. D’autres préfèrent le monologue intérieur. Moi non. J’aime mieux battre. » Rassurez-vous, c’est bien une bataille d’encre et de papier, presque de couleur !
1. Que l’on peut retrouver dans l’ouvrage Turlututu coucou c’est moi.
2. Comme le disait Stendhal à propos de Fabrice Del Dongo à Waterloo.
3. « Mes occupations », in L’espace du dedans, Gallimard.
Par Agnès Perrin, agrégée de lettres modernes, professeur à l’IUFM de Créteil.
Développer la coopération du lecteur dans l’acte littéraire
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